Introduction
Nous commencerons par la critique argumentée d’une intervention dʼun certain Mazin Abdul-Adhim, un prêcheur musulman, anglophone, qui possède sa propre chaîne YouTube sur internet. Son exposé sur le vote a été diffusé et sous-titrée en français par une autre chaîne intitulée Ana Muslim. En 2014, Ana Muslim était en réalité une association « islamique » qui appelait les musulmans français à sʼabstenir de voter aux élections municipales. Ils sont les responsables du triste slogan : « Préserve ta foi, ne vote pas ? ». Cette association nʼexiste plus aujourdʼhui, mais leur argumentation continue dʼêtre diffusé par dʼautres voies, et la vidéo de Mazin circule toujours. Même si cet exposé nʼa pas été viral en France, nous le considérons comme dangereux et inquiétant, car il risque dʼavoir un impact sur les musulmans, vue les nombreux commentaires et retours positifs présents sous la vidéo originale. Mais ces allégations sont également reprises par des non-musulmans opportunistes. Elles représentent lʼarchétype de ces discours musulmans en apparence bien construits, argumentés et sourcés, mais qui par de multiples erreurs, ne peuvent amener quʼà des conclusions erronées.
Nous allons procéder au commentaire critique de la vidéo réalisée par Mazin Abdul-Adhim, en reprenant son exposé de manière chronologique, tout en relevant ce qui nous semble problématique. Pour les personnes nʼayant pas accès à la vidéo et pour les dispositions de cet ouvrage, nous sommes dans lʼobligation de résumer chacun de ses arguments. Nous apporterons ainsi notre contre-argumentation lorsque nous jugerons cela nécessaire. Chacune des erreurs que nous allons relever ici sera réfutée, mais les chapitres suivants viendront apporter plus de précisions.
Mazin Abdul-Adhim, (15 mars 2014), To Vote or Not To Vote [Vidéo en ligne]
Si la chaîne YouTube est toujours présente, la vidéo sous-titrée en français, publiée le 20 mars 2014, a été retirée dans le courant de l’année 2019.
Une remarque que nous faisons sur le nom de cette association : Serait-ce le même Anâ (« Moi, Je ») que celui exprimé par lʼorgueil dʼIblis dans le Coran (Coran 7:12) ?
Les cinq premières minutes, un rappel incomplet
Prudent, Mazin Abdul-Adhim commence, dans les cinq premières minutes de son exposé, par faire de nombreux rappels avant de développer son propos.
Il débute en rappelant que la plupart des savants et prédicateurs musulmans réputés ont publié une fatwa en faveur de la possibilité du vote des musulmans dans les pays occidentaux. Et la liste est assez longue.
Il rappelle également que la célébrité ne fait pas office dʼautorité. Même si cet argument est vrai, en précisant cela, il essaye d’insinuer discrètement chez l’auditeur que ces fatawa existantes n’auraient pas une argumentation solide, et qu’elles constitueraient des arguments d’autorité venant plus ou moins toujours des mêmes tendances et cercles de pensée. Pour appuyer son propos, Mazin prend lʼexemple dʼune situation dans laquelle se serait retrouvé Omar ibn Al-Khattab, le deuxième calife bien-guidé dans lʼhistoire musulmane. Notre intervenant définit comme étant un homme « plus sage et plus savant » que tous les savants réunis. C’est important pour la suite de retenir cela, car Omar est un exemple sur lequel nous allons souvent nous appuyer pour la réfutation. Ce compagnon du Prophète de lʼislam, qui effectivement surpasse n’importe quel savant dans la sagesse et la foi, sʼest vu pourtant commettre une erreur, et corriger par une femme musulmane dans une assemblée.
Abdul Rahman as-Salami a rapporté : Omar ibn Al-Khattâb (que Dieu soit satisfait de lui) a dit : « Ne soyez pas excessifs dans la dot des femmes ». Une femme a dit : « Il nʼen est rien, ô Omar, car Allah a dit : “[…] et tu as beaucoup donné à lʼune dʼentre elle [...]” (Coran 4:20). Omar a dit alors : « En effet, une femme a contesté Omar et elle lʼa vaincu. »
Dans une autre narration, Omar a dit : « La femme a raison et lʼhomme a tort. »
En citant cet exemple, notre intervenant souhaite nous démontrer que jouir dʼune certaine renommée ne fait pas l’infaillibilité, et qu’il faut toujours se référer aux textes. Nous sommes d’accord sur ce point. Cependant, un savant qui commet une erreur, ce nʼest pas pareil que des dizaines de savants qui commettraient la même erreur. Et que, si nous nous retrouvons minoritaires, il faut s’interroger, pour savoir si ce n’est pas de notre côté que se situe l’incompréhension, à savoir si nous avons bien compris les textes de la même manière que la majorité. La deuxième chose à savoir, c’est qu’un savant sait reconnaître lorsqu’il a tort, tout comme l’a fait Omar ibn Al-Khattâb dans notre exemple. Et jusqu’à ce jour, tous les changements d’opinion de savants ou imams, sont passés de la position anti-vote à celle du pro-vote en Occident, alors que le sens inverse n’a jamais eu lieu à notre connaissance.
Deuxième rappel effectué par notre intervenant : il mentionne le fait que le Prophète Muhammad (ﷺ) a laissé deux choses derrière lui : le Livre dʼAllah (le Coran) et sa Sunna. Deux sources auxquelles le musulman doit sʼaccrocher pour ne pas sʼégarer. Il sous-entend implicitement que les fatawa soutenant le caractère licite du vote musulman en Occident, ne s’appuieraient sur aucune de ces deux sources.
Mazin Abdul-Adhim nous explique quʼil y a très peu de preuves, dans les faits, appuyer par le Coran et la Sunna, pour justifier la licéité du vote musulman en Occident. Cela peut s’expliquer tout simplement parce qu’il n’y a pas de texte qui parle à proprement parler de la notion de « vote ». Ce qui implique, en réalité, qu’il y aurait autant de textes, et donc de preuves, qui rendraient le vote illicite que licite. Dans ce cas-là, c’est sujet à l’ijtihad (effort de réflexion). Mais s’il n’y a pas de texte clair contre lʼutilisation du vote, alors il serait très grave de l’interdire et de rendre illicite ce que Dieu n’a pas rendu illicite. Nous développerons ce sujet plus en détail dans notre deuxième grand chapitre.
Il continue et rappelle les accusations faites contre lʼimam Abû Hanîfa, l’un des fondateurs d’une des plus grandes écoles juridiques de l’islam (VIIIe siècle). En effet, celui-ci était, à son époque, très souvent accusé de légiférer à la place de Dieu, en raison de son utilisation parcimonieuse du qiyâs (lʼanalogie ou le syllogisme), pour émettre ses avis et statuer juridiquement sur des actions précises. L’utilisation du qiyâs est incontournable, car le Coran est un texte fini, qui nous demande de réfléchir sur nos situations infinies. Il y a énormément d’objet et de situation que n’abordent pas le Coran et la Sunna, en raison de leur contexte d’apparition, mais nous pouvons déduire du bienfait ou non d’une chose, grâce à l’application consciencieuse de raisonnements. C’est une des pratiques de l’ijtihad dans les plus grandes écoles juridiques, avant l’interprétation libre. Si Mazin parle du qiyâs, cʼest parce quʼil reproche aux savants dʼaujourdʼhui de contourner les preuves, et de ne pas faire usage de cet outil logique dans leurs avis sur le vote musulman en Occident.
Une opinion, un avis, parfois juridique, généralement formulé par un savant de lʼislam sur une question particulière.
Pluriel de fatwa.
« Que la Paix soit sur lui », formule généralement prononcé après le prénom du Prophète de lʼislam.
Tradition Prophétique de Muhammad (ﷺ).
Des raisonnements logiques rigoureux, permettant de déduire « lʼinconnu à partir du connu », comme le faisait Averroès.
Dʼimprécisions en imprécisions : la déviance
Jusque là, nous étions globalement en accord avec les propos de Mazin, exceptés quelques omissions et quelques imprécisions. Mais son manque dʼexactitude va lui jouer des tours. Notamment, lorsquʼil commence à énoncer la phrase suivante : « mais il s’agit de chercher le Hukm dʼAllah Azza wa jalla ». Cette phrase n’a aucun sens pour les gens de science. Il ne faut pas se laisser impressionner par le vocabulaire arabe dans la bouche d’une personne qui décidément ne le maîtrise pas. Le « Hukm » d’Allah, c’est Le Jugement (La Décision) de Dieu. Le Jugement n’appartient qu’à Dieu (selon Coran 12:40). Or, prétendre que l’on peut atteindre le Jugement de Dieu, ça n’a jamais été le rôle du faqih, ni du cadi. Bien au contraire le Coran demande d’utiliser notre propre jugement en s’aidant de ce que Dieu a fait descendre (Coran 5:42-44). Prétendre pouvoir se substituer au Jugement de Dieu serait clairement du Shirk (Association). Nous y reviendrons plus en détails dans le troisième chapitre.
Il poursuit en utilisant une seconde expression qui ne fait pas sens. Il souhaiterait montrer les preuves qui interdisent aux musulmans de voter pour quiconque irait diriger avec des lois humaines, avec des lois du « kufr » (Selon lui, c’est la même chose !). Pour cela, il pose un principe de base sur lequel il suppose que nous serions d’accord à l’unanimité : « D’après ce que l’on connaît du Qu’ran et de la Sunna, est-il permis pour un musulman de voter pour toute personne qui dirigera avec des lois de kufr (mécréance) ? ». Sauf qu’il répond par « non » à cette interrogation, et prêtent des réponses aux savants du monde entier avec une question imprécise qu’il reformulera à trois ou quatre reprises pour embrouiller l’auditeur. Nous nʼaurions quʼune seule question à poser : où est l’expression « loi de kufr » dans les sources islamiques ? Le principe du kâfir (mécréant/dénégateur), c’est qu’il est sans foi ni loi. Le kâfir ne respecte aucune législation, y compris celle qu’il institue lui-même. Cʼest pourquoi Dieu dans le Coran a demandé aux musulmans de laisser en paix les polythéistes mecquois qui ont respecté leur pacte avec eux (Coran 9:4). Le « kafir », lui, est celui qui passe outre le pacte quʼil a signé de sa propre personne. Le kâfir est oppresseur. La sourate Al-Kafirûn lui a été dédié afin de lui rappeler la tolérance vis-à-vis des religions dont il devrait faire preuve, et quʼil nʼa pas à imposer, ni empiéter sur la religion des autres. Il ne respecte pas la Vérité, y compris celle qui peut émettre de sa propre personne. Il suffit de regarder nos politiques de ces dernières décennies, et voir certains nous faire la morale et se faire prendre la main dans le sac dans des activités sur lesquelles ils nous mettaient en garde. Ils demandent aux gens de se serrer la ceinture tout en faisant plus dʼeffort, lorsquʼeux se gavent comme ce nʼest pas permis. Ou pire encore, ils sʼingèrent et bombardent des nations entières au nom de la Démocratie et les Droits de lʼHomme. On dépasse ici les limites de lʼhypocrisie.
Cette critique que nous faisons sur ces expressions arabes innovées, est également valable pour l’expression « loi du Taghout », que lʼon retrouve beaucoup sur internet. Cette notion qui n’a aucun sens, ni aucune référence religieuse. Mazin parlera plus tard également dʼ« harkham dʼAllah » (« harkam » est le pluriel de « hukm »). Or, ni dans le Coran ni dans la Sunna, lʼexpression « harkham dʼAllah » nʼest existante, simplement parce que le Jugement de Dieu est Unique et Immuable. Dieu n’a qu’un seul Hukm, et le mot harkham, dans le Coran, désigne toujours les jugements des hommes (Coran 11:45, par exemple).
Si nous revenons sur ces expressions, cʼest parce que le Coran est très précis et clair. Il nʼest pas permis pour un musulman de dire sur Dieu ce dont il nʼa aucune science :
« Dis : “Qui a déclaré illicites les parures et les mets succulents dont Dieu a gratifié Ses serviteurs ?” Réponds : “Ils sont destinés en cette vie aux croyants et ils seront leur apanage dans la vie future ”. C’est ainsi que Nous exposons clairement Nos signes à des gens qui comprennent. Dis encore : “Mon Seigneur a interdit seulement les turpitudes apparentes ou occultes, le mal et toute violence injustifiée ; de même qu’Il a interdit de Lui prêter des associés qu’Il n’a jamais accrédités et de dire de Lui des choses dont vous n’avez aucune connaissance.” »
« le Hukm dʼAllah Azza wa jalla », traduit littéralement par « le Jugement de Dieu, Le Puissant, Le Vénéré ».
Jurisconsulte musulman.
Juge musulman.
« kufr » signifie « mécréance ; incroyance ; refus ; dénégation ».
Or, nous montrerons au fil de cet ouvrage que toute loi politique est humaine, y compris dans lʼislam.
Les kouffar (pluriel de kâfir) ne sont pas tous les non-musulmans. Même si le « kâfir » nʼest certes pas musulman, mais précisément il est celui qui est dans le déni de la Vérité. Dieu dans le Coran fait la distinction entre le mushrik (associateur), et le kâfir (dé-négateur). Le Coran nous enseigne que les polythéistes de la Mecque au temps du Prophète, reconnaissaient Dieu, mais ils Lui donnaient des associés (Coran 43:9). Cʼest en ce sens quʼils étaient « mushrik », mais pas nécessairement « kafir ». Le kafir, lui, nie lʼexistence de Dieu et oppresse la foi des gens, comme le mentionne la sourate 109 du Coran (Coran 109, Al-Kafirûn).
« Taghout » signifie tout ce qui est adoré en dehors de Dieu, ce qui éloigne de lʼUnicité de Dieu, à savoir la superstition et les fausses divinités. Or la superstition est dénuée de loi. Dʼailleurs la notion de « taghout » prend sa racine du mot « toughian » et qui signifie « transgresser » ou « dépasser les limites » ; on dépasse le cadre de la loi. Cette idée, nous la retrouvons dans Coran 20:45.
Excuses et Exceptions ?
Après toutes ces maladresses, nous en arrivons maintenant, à lʼargument principal de son exposé : Mazin va donc prétendre citer la preuve que tous les savants seraient en accord pour dire « NON » à la question qu’il a précédemment formulée (et reformulée). Pour cela, il fait remarquer que les points d’argumentation relevés dans les différentes fatawa sur le vote, émises par les savants, indiqueraient qu’il s’agit de faire appel à lʼexcuse et lʼexception (nous allons voir que ce n’est pas le cas, contrairement à ce quʼil affirme). Encore une fois, cela aurait été vrai, s’il avait relevé tous les points émis par les savants, ce qu’il n’a malheureusement pas fait. Et dans le peu qu’il a relevé, on va voir qu’il va se contredire. Ce qui nous poussera donc à invalider sa thèse de l’excuse et de l’exception.
Voici les cinq points quʼil a relevés :
Le moindre mal. Ici, nous avons bien un critère d’exception. Sauf qu’il prétend que toutes les fatawa mentionneraient le moindre mal, alors que lʼargumentaire de Cheikh Yûsuf Al-Qaradâwî, par exemple, n’en fait pas mention une seule fois. Le moindre mal est très loin d’être le point primordial de la défense du vote musulman dans les pays dʼOccident. Sachant aussi, qu’une fatwa est un avis qui dépend du contexte, le jugement du savant peut changer, et n’est donc pas immuable, contrairement au Hukm d’Allah ! Tout comme il existe des exemples où le hukm du Prophète (ﷺ) a changé. Pour revenir sur le sujet du vote, Mazin prétend que les musulmans n’auraient d’autre choix que de voter pour le moindre mal. Alors qu’en réalité, les élections présidentielles présentent plusieurs candidats, dont tous ne proposent pas nécessairement de rendre licite l’illicite, et illicite le licite d’un point de vue islamique. De plus, nous ne sommes pas obligés de mettre le nom d’un candidat à la présidentielle dans le bulletin de vote et nous pouvons voter blanc. Ce qu’il décrit n’existe dans aucun pays occidental.
Il continuera en utilisant un ensemble dʼarguments bancals et indémontrables, allant jusquʼà prétendre que le vote engendrerait l’islamophobie, et donnant lʼexemple de la politique étrangère américaine qui certes, a fait des dégâts au Moyen-Orient et en Afrique, mais est-ce véritablement la cause du vote musulman ? C’est bien évidemment le contraire, le vote musulman aux États-Unis est majoritairement et significativement marqué par l’abstentionnisme, tout comme en France. Lorsqu’ils ne cessent de ressasser les chiffres selon lesquels, aux dernières élections présidentielles, 80 % des musulmans auraient voté François Hollande en 2012, ou encore, 90 % dʼentre eux auraient voté Macron aux présidentielles de 2017, il faut bien comprendre que l’on parle ici de l’électorat, soit des musulmans ayant participé aux élections et inscrits sur les listes. Et quʼune grande partie des musulmans n’y ont pas participé. La communauté musulmane a toujours montré de plus haut taux dʼabstention comparés à dʼautres communautés religieuses. C’est bien par ce manque d’investissement qu’aujourd’hui l’oligarchie peut faire avancer son agenda tranquillement au Proche-Orient. La passivité politique de la communauté musulmane n’a jamais utilisé son vote pour sanctionner nos dirigeants.
Pour ce premier point, nous voyons que Mazin s’appuie sur des arguments en dehors des sources religieuses, pour essayer de faire correspondre son discours avec une réalité dont il identifie mal les causes.
La Nécessité. Nous ne voyons pas en quoi il s’agirait là d’un cas exceptionnel ou d’une excuse. La nécessité est inscrite clairement dans le Coran. Par exemple, en cas de disette, le Coran rend obligatoire le fait de manger si la vie se voit être en danger, et notamment de manger du porc s’il n’y a pas d’autres choix. Dieu pardonne celui qui est contraint par les circonstances (Coran 5:3). Nous verrons dans le dernier chapitre, que la France aujourd’hui se trouve dans une situation où sa constitution est dévoyée, elle n’est plus appliquée, et la souveraineté du peuple est perdue. Raison pour laquelle le vote peut être considéré comme un moyen dʼexpression nécessaire si lʼon souhaite se faire entendre.
Droits des minorités, Maqasid (Finalités/Objectifs Supérieurs) et Masaalih (Intérêts communs). Nous nʼallons pas nous étaler sur ces points ici, car nous aurons lʼoccasion de les revoir dans le troisième chapitre, sans pour autant les développer. Mais nous montrerons ainsi la place quʼelles occupent. Or, la première remarque que nous faisons, cʼest quʼil nʼest pas correct de mettre sur un pied dʼégalité les deux sciences que sont maqasid et masaalih, avec le droit des minorités. Cette dernière est éventuellement controversée, puisque nous ne lʼacceptons pas dans notre propre conception de lʼislam. Mais comme nous le verrons dans le prochain chapitre, il est inutile de justifier le vote des musulmans par ces sciences.
Néanmoins, nous allons revenir tout de même sur ce quʼon appelle, les objectifs supérieurs de la sharîʼa (maqasid ash sharîʼa) qui font partie des fondements du droit (usûl al-fiqh) en islam. Les fondements du droit correspondent à la science justifiant lʼexistence du droit musulman, selon le Coran et la Sunna. La tragédie de lʼhistoire du monde musulman a été d’avoir développé outrancièrement la jurisprudence musulmane (fiqh), avant même de justifier la légitimité d’une telle science. Les fondements du droit viennent cadrer le droit, et orienter celui-ci dans ses objectifs premiers. Sans prise en considération de ces fondements, le fiqh peut partir dans tous les sens, et finir par desservir l’islam, les musulmans et l’humanité. Et c’est ce qui arriva très tôt dans la civilisation musulmane, en raison d’un sous-développement des fondements du droit, dont les chantiers intellectuels sont encore énormes.
Ce qui nous conduit justement à dénoncer la plus grande contradiction de Mazin Abdul-Adhim dans son argumentation. En effet, notre intervenant finit par dire : « Il ne peut y avoir de bien en commettant un acte haram ». Sauf que ce propos est contraire à ce que lʼon sait du Coran. Lʼhistoire du prophète (ou saint) Al-Khidr montre quʼil a commis objectivement des actes harâm (illicites, selon lʼislam) en apparence, et qui ont pourtant engendré du bien (cela peut faire référence à la notion de théodicée en théologie). Mais pire encore, si Al-Khidr peut effectivement être considéré comme une exception dans le Coran, notre intervenant Mazin va se contredire lui-même, en donnant l’exemple dʼune situation dʼun acte illicite qui peut engendrer du bien. Pour cela, il présente le cas d’un homme musulman qui sauve une femme, quʼil ne connaît pas, de la noyade (nous admettons que nous nʼaurions su trouver mieux comme contre-argument). En effet, comme il le dit si bien, il n’est pas permis à lʼhomme musulman dʼêtre en contact avec certaines parties du corps d’une femme, qui nous est inconnue, musulmane ou non. Lʼislam nous apprend la pudeur et le respect de lʼintimité. Ainsi, deux personnes de sexe opposé, ne se connaissant pas, ne sont pas en droit de sʼenlacer selon lʼéthique islamique. Et pourtant, toucher le corps d’une femme (acte harâm/illicite) en vue de lui sauver la vie, permet donc de commettre un acte bienveillant. Cet exemple est la preuve que commettre lʼillicite peut produire du bien, sous réserve de conditions bien établies.
Et pour aller plus loin dans cette réflexion, notre intervenant n’explique pas pourquoi est-ce que toucher le corps d’une femme (illicite) en vue de lui sauver la vie, est supérieur au fait de ne pas toucher le corps d’une femme et la laisser mourir (illicite également). Même si le principe dʼassistance à personne en danger semble aller de soi, on ne peut sʼen contenter ici. Il faut le justifier théoriquement avec les sources islamiques, autrement notre religion serait inutile. Car nous avons bien deux choix illicites au départ. Et dans cet apparent dilemme, comment trancher ? Si Mazin maîtrisait les fondements du droit, il comprendrait que cela découle tout simplement des objectifs supérieurs de la sharîʼa, dont l’un des points les plus importants, selon la majorité des savants qui se sont penchés sur cette question, comme ach-Châtibî, Al-Ghazâli et dʼautres, est la préservation de la vie. À côté, l’interdiction de toucher une femme, pour des questions de pudeur et dʼintimité, n’est qu’un point de jurisprudence soumis aux objectifs supérieurs.
C’est bien l’objectif supérieur qui passe en priorité, et pas l’inverse, comme Mazin semble vouloir le marteler dans son exposé. Il prétend que les maqasid (les finalités) et les masalih (les intérêts profitables), ne s’appliquent qu’après avoir instauré les « lois de Dieu », alors que nous avons dit que maqasid faisait partie des fondements. Imaginez-vous construire une maison, et faire les fondations à la fin ? Ce n’est pas sérieux. Cʼest en définissant les objectifs que lʼon peut comprendre quʼil est préférable de sauver une femme de la noyade malgré le contact physique, puisque lʼobjectif de préservation de la vie est plus important, que celui de la pudeur, même si cela doit passer par un acte jugé illicite. Dans ces conditions précises, le respect de la pudeur passe au second plan. Les objectifs supérieurs font partie du cadre défini par le Coran et la Sunna, contrairement à ce quʼaffirme Mazin. Ces finalités supérieures sont bien présentes dans les sources. Ce sont les objectifs coraniques qui orientent notre compréhension de la « Législation ». Sans eux, nous risquons de suivre nos passions, et légitimer l’illicite.
On peut faire un lien également avec le principe de nécessité quʼon a pu voir dans le deuxième point. Lʼexemple concret de la possibilité de manger ce qui est jugé illicite dans le Livre de Dieu, comme du porc, dans un cas de nécessité. Or, les cas de nécessité sont également soumis aux finalités supérieures, comme la préservation de la vie. Cʼest pourquoi, dans les situations de nécessité comme celle de préservation de la vie, il peut même devenir obligatoire de manger ce qui est cité comme illicite dans le verset concerné du Coran, en vue dʼobéir à cette finalité qui est de se maintenir en vie.
Concernant la recherche du bien commun (maslaha), on retrouve cette notion dans les écoles juridiques, mais catégorisé de différentes façons.
L’Histoire du prophète Yûsuf (Joseph). Sa compréhension du récit de Yûsuf est biaisée de nouveau par une mauvaise compréhension de ce qui relève du Hukm de Dieu (nous approfondirons la question dans le troisième chapitre). L’histoire de Yûsuf montre simplement que ce prophète respectait la loi du pays dans lequel il vivait, et notamment « la justice du roi » ou « la loi royale », selon certaines traductions françaises (Coran 12:76). Un roi législateur donc, et il ne pourrait en être autrement ! Mais cela va plus loin. Dans le verset 76 de la sourate Yûsuf, il y est clairement dit que Dieu a insufflé une solution au prophète afin que celui-ci évite de transgresser la loi du pays dans lequel il se trouve. En d’autres termes, le prophète Yûsuf n’avait aucune solution légale pour retenir son jeune frère, vis-à-vis de la loi qui prévalait dans ce pays. Dieu lui a alors inspiré un subterfuge consistant à glisser discrètement une coupe dans les bagages de son frère (Coran 12:70). De cette manière, Yûsuf put ainsi rester dans la légalité tout en retenant son frère de partir. Lʼenseignement de cette histoire nous montre quʼil faut respecter les règles du pays dans lequel nous vivons, et que, malgré les contraintes, Dieu finit toujours par ouvrir des portes aux êtres sincères.
Environnement ou Contexte. Difficile de contre-argumenter après un discours aussi décousu en fin dʼexposé. Tout ce que nous pouvons dire, cʼest que du point de vue du mufti, connaître lʼenvironnement et le contexte fait partie des conditions pour pouvoir faire légalement lʼiftâ. Puisquʼil est celui qui doit mettre en application un avis juridique en lʼadaptant au milieu et aux conditions réelles, sans en dénaturer la substance, et en recherchant les finalités de la sharîʼa (préservation de la croyance, de la vie, de la raison, de la propriété de biens matériels, et de la descendance).
On rapporte ce qui suit concernant lʼimam Mâlik ibn Anas. Le calife Abû Jaʼfar al-Mansoûr lui avait commandé de composer un livre pour unifier la science religieuse. Ce à quoi Mâlik aurait répondu :
« Les Compagnons du Prophète (ﷺ) se sont dispersés à travers le monde, chacun ayant sa conception de lʼiftâ selon lʼépoque et le lieu : il en est ainsi des Mecquois et des Médinois. Et quant aux irakiens, ils sʼaventurent sur des terrains quʼils ne connaissent pas. »
Notre orateur Mazin prétend également que celui qui devient législateur serait obligatoirement coupé de sa relation avec Dieu. Et que, selon lui toujours, les gens et les musulmans sous la responsabilité de ce législateur, devraient alors se prosterner devant ce dernier. Or, le prophète Yûsuf sʼest-il prosterné devant le roi législateur sous-prétexte quʼil respectait sa justice ? Au-delà du simple délire, et de l’incohérence du propos de notre intervenant, la source de cet abêtissement vient encore une fois d’une mauvaise compréhension de l’expression à « Dieu Seul appartient le Pouvoir » sur laquelle nous reviendrons.
Nous découvrons donc, à lʼissue de cette longue diatribe, qu’il n’existe aucune source islamique justifiant l’interdiction du vote, qui soit sortie de la bouche de notre intervenant. Le seul prétexte utilisé ici, est un ramassis d’arguments en dehors des textes, des imprécisions, des innovations de langage et des contradictions, passant par une critique de certains points de fatawa, et tout cela, pour finalement justifier une position passionnelle. Rendre invalide certains arguments juridiques nʼest pas suffisant pour pouvoir statuer lʼavis inverse.
http://www.islamophile.org/spip/La-democratie-et-l-islam.html
Lʼexemple le plus concret et connu de la communauté musulmane est celui de l’imam ash-Shafii qui, en déménageant d’Irak à lʼÉgypte, a fini par complètement changé ses avis sur beaucoup de questions, car son contexte de vie était totalement différent, si bien qu’on appelait ses nouveaux avis en Égypte « madhab jadid » (la nouvelle école).
http://www.islamophile.org/spip/L-Imam-Ash-Shafi-i.html
On trouve aussi lʼexemple de lʼimam Malik, qui a changé son jugement avant sa mort, concernant son avis sur lʼépouse dont lʼhomme a disparu.
Cf. Mohammad Aboû Zahra, « Lʼimam Mâlik – sa vie et son époque, ses opinions et son fiqh », p.209.
http://www.leparisien.fr/politique/comment-votent-les-musulmans-de-france-04-11-2015-5246247.php
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2017/05/08/97001-20170508FILWWW00074-les-catholiques-ont-mis-macron-en-tete.php
https://blogs.mediapart.fr/emanuelo/blog/030517/comment-les-francais-croyants-ont-ils-vote
http://www.slate.fr/story/52951/presidentielle-2012-croyants-pratiquants-votants
Pluriel de « maslaha ».
Ce qui vient contredire toutes les thèses du soit-disant immigrés islamo-violeurs. Quʼil y ait eu des viols en Europe, commis par des migrants, est une chose. Mais accuser lʼislam dʼen être responsable nʼest pas justifié.
Ce n’est pas à l’homme d’instaurer les « lois de Dieu », car la Loi de Dieu régit déjà l’Univers (cf. Chapitre 3).
Al-maslahah al-mursalah, (le bien commun, intérêt public, général) est une notion développée dans lʼécole Malékite, inférée à partir des positions dʼOmar ibn Al-Khattab. On retrouve la même idée dans lʼécole Hanafite avec le choix préférentiel (istihsân) et la prise en considération des bonnes coutumes (ʼourf). Cf. Mohammad Aboû Zahra, « Lʼimam Abu Hanifa – sa vie et son époque, ses opinions et son fiqh », p.377-391.
Il s’agit en réalité du mot « dîn », qui est traduit par « loi » ou « justice ». Polysémique, on verra dʼautres définitions de ce mot dans le troisième chapitre.
Le mufti nʼa pas exactement le même rôle que le faqhi ou le cadi.
On nomme iftâ, le fait dʼémettre une fatwa.
Cf. Qady ʼIyadh, « Tartib al-Madârik », cité par Mohammad Aboû Zahra, dans « Lʼimam Mâlik – sa vie et son époque, ses opinions et son fiqh », p.198.